L’humanité exprimée, la condition « noire »
 
Ce nouveau projet de photojournalisme antiraciste est né suite à des propos inadmissibles que j’ai entendus il y a trois ans, « Tous les Noirs sont des dealers », et que je cherche à présent à dénoncer. D’où ces portraits de personnes de couleur de peau « noire » auxquels j’ai ajouté ceux de Marie Montolieu, mon amie co-présidente de l’association antiraciste le MRAP (fondé en 1949) et de mon frère Emmanuel (que je présente souvent comme étant « l’homme le plus antiraciste du monde »).
 
Vous remarquez que je mets l’adjectif « noir » entre guillemets : quand vous lirez chaque témoignage attenant aux portraits, vous verrez notamment que  mes amies métisses, Indienne et Malgache ne se reconnaissent pas comme étant « noires ». Ce serait comme dire « les Juifs » ou « les homosexuels » ou « les gauchers » : ces conceptions enferment les personnes dans une seule caractéristique qui ne définit pas leur personne avec ses multiples identités. De même, « noir » ne veut rien dire, on ne peut définir une personne par sa pigmentation de peau. Surtout quand « les Noirs » que j’ai photographiés ont des origines, des cultures, des langues très différentes. Et pourtant la majorité de mes amis africains ou d’origine africaine se reconnaissent fièrement comme étant des « Noirs »…donc quelle appellation utiliser ?
 
Pourtant, j’avoue ne jamais avoir souffert moi-même du racisme…mais étant une femme et en raison de ma personnalité, j’ai connu la discrimination. Il m’a fallu trois projets photographiques antiracistes depuis 2020 (« L’humanité au-delà de la couleur » en 2022, « Français d’ici et d’ailleurs » en 2023 et « L’humanité exprimée, la condition noire » en 2025) avec des portraits, des discussions, des interviews et surtout beaucoup de lectures de livres pour mieux comprendre le racisme ; mes amis me disent à présent que mon questionnaire de 89 questions élaboré pour ce travail est « excellent » et que toutes les questions que je pose sont celles qu’ils se sont posées.
 
Or  je fais partie de ces Français qui demandent toujours « d’où viens-tu ? », mais par ouverture d’esprit, pour découvrir un autre pays, une autre culture, une autre langue, et voyager et rêver…ce qui peut être maladroit puisque  ne devrait-on pas respecter le « droit à l’indifférence » alors qu’en posant cette question j’insiste sur la « différence » ? A présent, je remarque que mon frère lui-même pose cette question, en toute innocence.
Le sous-titre de cette exposition « La condition noire » renvoie au livre de Pap Ndiaye  La condition noire, essai sur une minorité française, 2009, le spécialiste des « black studies » en France : il considère qu’être « Noir » ne signifie rien vu la diversité des personnes de couleur de peau noire, et il parle plutôt de condition noire qui regroupe les personnes souffrant de discriminations en raison de leur apparence « noire ». En ce sens, ce travail photographique montre des portraits de « Noirs » très variés et d’origines extrêmement hétéroclites : y figure une Indienne, une Haïtienne, une Malgache, une métisse franco-camerounaise, une Afro-américaine mais aussi deux Sénégalais, un Ethiopien …Je ne veux surtout pas les stigmatiser et « essentialiser » leur couleur de peau, juste les regrouper pour prouver que le mot « Noir » veut tout dire et ne rien dire mais qu’ils ont en commun d’avoir subit des propos et des actes racistes…ou non.
 
Mon combat contre le racisme (et contre toute forme de discriminations) vient d’une éducation très libérale et humaniste : avec mes parents, j’avais visité 20 pays à l’âge de 10 ans ; et de mon frère Emmanuel, déficient intellectuel, très antiraciste en raison de sa sensibilité envers toute forme de discrimination. Emmanuel a ce merveilleux pouvoir, que j’admire, de voir au-delà de la couleur de peau, et de sentir directement le cœur et l’esprit des gens. C’était l’objet d’une précédente exposition « L’humanité au-delà de la couleur ». Mais ce projet montrait des « Noirs » athlètes, danseurs, boxeurs rencontrés dans la rue à La Défense et à Paris quand j’étais encore photographe de rue : cela m’a été reproché car j’avais photographié des stéréotypes, et pourtant ces personnes sont une réalité que l’on croise en se promenant. Aussi, pour prolonger ce travail, me suis-je mise au photojournalisme pour réaliser des portraits devant les lieux de travail pour éviter l’écueil des stéréotypes et présenter ces personnes sous leur jour professionnel. Il s’agît de chirurgiens-dentistes, de politiques, d’ingénieurs informaticiens, d’étudiants, de boulangers…bien loin d’une conception raciste cantonnant les « Noirs » au rôle de dealers.
         
Sabine Jaccard, photographe